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Des façades neuves aux formes anciennes : Bruxelles et le plan urbanistique « Îlot Sacré » de 1960

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La Grand-Place et ses alentours figurent parmi les « incontournables » touristiques bruxellois en raison de leur intérêt historique et patrimonial. L’observateur attentif remarquera toutefois que certaines façades construites dans un style très ancien – façades en briques, pignons à gradins ou à volutes – portent une date de construction récente. Ces anachronismes résultent de l’application du « plan Îlot Sacré », un plan urbanistique en vigueur de 1960 à 1995. Élaboré par le service d’architecture de la Ville de Bruxelles, il était destiné à conserver ou restituer aux voies publiques d’une portion du centre historique leur caractère ancien et folklorique. S’agit-il là de l’expression particulièrement précoce d’une critique de l’urbanisme fonctionnaliste ? Quelles raisons motivaient les autorités communales à dresser un plan tellement atypique ? Quels étaient les acteurs impliqués et sur quels arguments se basaient-ils pour mettre en œuvre cette « historisation visuelle » du cœur de Bruxelles ? Sur la base de sources et d’archives étudiées pour la première fois, le 188e article de Brussels Studies montre comment l’adoption du plan Îlot Sacré résulte d’une synergie entre la politique urbanistique locale, les protestations de la société civile et un désir de prospérité au niveau socio-économique. L’article est le résultat de recherches menées à l’Université libre de Bruxelles par l’historien Dominik Scholz.

Si le plan Îlot Sacré et son attachement au patrimoine apparaît très en avance sur son temps, il résulte pourtant de l’application d’une réflexion menée à l’aube du 20e siècle par le Comité d’Étude du Vieux Bruxelles, qui souhaitait veiller au respect du cœur historique bruxellois dans les projets urbanistiques. L’influence de ces idées est manifeste dans les archives d’un groupe de protestation jusqu’ici méconnu, la Ligue Esthétique Belge créée en 1953, qui rassemblait des comtes, barons et ministres, ainsi que des acteurs économiques comme la Société Générale de Belgique et l’Union Minière du Haut-Katanga. Le lobby actif mené par ce groupe et son fondateur, le propriétaire des Galeries Royales Saint-Hubert, en soutien à l’architecte communal, explique comment une telle politique, jugée dépassée ailleurs, vit le jour à Bruxelles. Des huit îlots initialement envisagés, seul un toutefois fut intégré dans un plan urbanistique : en 1961, lorsque le bureau d’étude Tekhnê élabora un plan directeur pour le centre-ville, les sept autres tombèrent à l’eau pour faire place à une vision clairement plus moderniste.

Le « plan Îlot Sacré » était donc déjà un anachronisme lors de son entrée en vigueur en 1960 ; il le resta pendant 35 ans. Ce qui survécut fut une situation urbanistique artificiellement figée avec des immeubles vétustes cachés derrière de nouvelles façades en style ancien. Le plan amplifia ainsi la tradition du façadisme qui s’est propagée à travers la Région bruxelloise. Dans son zonage, l’ancien plan Îlot Sacré fut réactivé en 1998 pour former la zone tampon exigée par l’Unesco afin de déclarer la Grand-Place comme patrimoine mondial. Le terme « îlot sacré », quant à lui, survécut à la suite de la décision de l’union des commerçants de la rue des Bouchers de s’appeler « Commune Libre d’Îlot Sacré » depuis 1960. Ainsi le terme est-il désormais associé non pas à un programme urbanistique de la fin des années 1950 établi en réaction à la bruxellisation, dont l’étude permet de nuancer la vision d’un urbanisme bruxellois uniquement destructeur, mais au caractère gastronomique et folklorique de quelques ruelles touristiques.

Cette mise en perspective historique tombe à point, quand on sait que l’avenir de ce quartier préoccupe, depuis de nombreuses années, les autorités communales qui souhaitent lui donner une nouvelle vie.

Lire le texte complet: Dominik Scholz, « Des façades neuves aux formes anciennes : Bruxelles et le plan urbanistique « Îlot Sacré » de 1960 »Brussels Studies [En ligne], Collection générale, n° 188, mis en ligne le 29 janvier 2024, URL : http://journals.openedition.org/brussels/7246